dimanche 23 novembre 2008

La lenteur de Mémé

Ce que j'aime, à mon âge, c'est la lenteur. Me coiffer, saisir la brosse de mes mains déformées, lever le bras, glisser les dents de l'instrument dans ma maigre chevelure, nécessite d'interminables minutes. Pour m'extirper de mon lit, il me faudrait, parfois, l'assistance d'un ingénieur. Je réfléchis aux mouvements qui seraient le plus efficaces longtemps avant d'en esquisser un seul. Afin d'écrire sur ce blogue, je dois tirer l'ordinateur portable de sa cachette dans un vieux carton sous mon lit. L'engin est léger mais je vacille en le transportant sur la table de ma cuisine. Mes doigts agrippent le cordon électrique. Quant, épuisée je m'assieds devant la machine, mes pensées s'écoulent comme d'un corps endormi. Seuls mes doigts s'agitent sur le clavier. Il me semble que je respire à peine.

Je ne sors pas beaucoup en ce moment. Je suis allée dormir quelques fois avec Dédé mais il commence à faire trop froid. Nous avons eu une discussion qui a mal tourné parce que j'ai essayé de le convaincre de venir chez moi pour son bien, au moins la nuit. Je tiens à ma liberté, il a dit, ronchon. Je tiens à toi le vieux, j'ai répondu sur le même ton, tu vas finir par crever de froid sur tes cartons. Bah, il a ri, au moins j'aurais passé de bons moments avec ma pépée avant. J'ai tourné les talons et je suis partie. La vérité est que Dédé est vraiment libre. La seule chose qui le préoccupe c'est de trouver des choses dans la rue. Il sillonne Paris avec son chariot de supermarché et il récupère tout ce qu'il trouve valable : des appareils-photos déglingués, des machines à laver de Mathusalem, des vêtements en loque. Je l'avais accompagné une fois pendant son périple. Devant chacune de ses trouvailles je ne pouvais m'empêcher d'être sceptique mais il m'expliquait qu'il allait réparer ça, recoller les morceaux, utiliser les pièces détachées...

J'espère qu'il fera de même avec mon cœur brisé.

dimanche 9 novembre 2008

Céleste et Albert

Ma fille Céleste est venue, comme par hasard, me rendre visite le 2 novembre, accompagnée de son fiancé Albert. Je suppose qu'en choisissant de venir le lendemain de ma toilette mensuelle, elle pensait épargner l'odorat de son jules - odorat, qui à en juger par la taille de l'appendice où il s'exprime, doit être tout bonnement exceptionnel.

Malheureusement pour eux, j'avais retardé mes ablutions. Dédé, la veille, alors que nous dormions sur ses cartons, au pied du Sacré-Cœur, m'avait avoué qu'il adorait l'odeur de mes aisselles. Les compliments de Dédé font comme des feux d'artifice dans mon crâne. Il m'arrive même d'essuyer des larmes aux coins de mes yeux. Je ne voulais pas risquer de le décevoir en me lavant...

Céleste a reniflé en m'embrassant. Je lui ai dit Tiens, tu as encore planté un truc dans tes sourcils ? Elle a haussé les épaules. Albert, à distance, m'a tendu une main molle. J'ai vu que, par-dessus ma tête il lançait un regard colérique à ma fille. Ne croyez-vous pas jeune-homme, qu'en ôtant un ou deux clous de votre tarin, il ressortirait moins ? Je n'ai pas compris le sens de ses bredouillements parce que Céleste a quasiment crié Maman ! La pauvre petite semblait outrée. Elle devrait pourtant avoir l'habitude que je les taquine sur leurs perçages. Je ne m'en abstiens quasiment jamais.

Ils avaient amené des gâteaux à la crème, mes préférés et ça m'a presque mise de bonne humeur. Puis Céleste a décidé d'animer la conversation ; elle avait sans doute trouvé l'idée dans un magazine chez le dentiste : Tu sais , Maman, qu'à ton âge on peut encore rencontrer l'amour ? Ah bon, j'ai répondu, tu m'en diras tant ! Je te parle sérieusement Maman, elle a repris - ma fille n'a guère d'humour-, si tu veux je t'accompagnerai à une de ces soirées... A Paris il y en a plein. Ah bon, j'ai répondu, ce n'est peut-être pas une mauvaise idée. Tu serais peut-être mieux avec un vieux marrant qu'avec Albert.

Albert qui s'adonnait à la contemplation de ses ongles a levé la tête, stupéfait. Céleste s'est levée et froidement m'a annoncé Nous allons nous marier Maman, nous étions venus pour te l'annoncer. Par-dessus la table elle a tendu la main à son fiancé. Que ces jeunes gens sont ridicules, j'ai pensé. Bien, bien, j'ai dit, tu viens de le faire. Je cherchais quelque chose d'agréable à dire. Je suis tout de même une personne civilisée ayant reçu une bonne éducation. Mais tout ce que j'ai trouvé c'est Ça me fait plaisir, ma fille, de voir que tu es capable de faire une bêtise. Tu as toujours été tellement réfléchie.

Elle n'a même pas claqué la porte en sortant. Quand on dit que les chiens ne font pas des chats, je pense toujours à elle et moi...

samedi 1 novembre 2008

Babette dans sa maison de retraite

Pour ne pas être tentée de penser à Dédé je suis allée rendre visite à mon amie Babette. Sa maison de retraite sied à trois rues de chez moi, pourtant je n'y vais pas souvent car je déteste l'odeur de vieux aux brocolis qui règne là-bas. Babette ce n'est pas mieux. Quand je décide d'aller lui rendre visite c'est toujours avec une pensée pour la fille aux bas rouges qui avait ri au nez de Sartre dans un cabaret, à Saint-Germain-Des-Prés.

A l'époque - elle avait trente-huit ans, moi dix-huit - je crevais d'admiration pour elle et j'étais toujours pendue à ses basques. Poupée, elle me disait, et si tu allais nous chercher un autre verre de champagne ? Je me ruais vers le bar, je payais et je rapportais. Alors elle clignait l'une de ses paupières plombée de faux cils et elle demandait Dis, tu ne le trouve pas charmant ce type en costume rayé, au bar ? Je chaloupais vers le type, je lui parlais et je le ramenais. Poupée, si tu allais voir ailleurs maintenant ? elle me disait de sa voix rauque de prédatrice. Je haussais les épaules et j'allais danser pour passer le temps. A l'aube, je la portais jusqu'à son lit dans la chambre de bonne où elle vivait chichement. J'ôtais ses escarpins, sa robe Chanel, toujours la même, et je passais un coton humide sur ses paupières pour décoller les faux-cils. Elle oubliait souvent de me remercier mais je l'aimais alors ça n'avait pas d'importance...

Au milieu du hall de l'établissement huppé où elle se repose, l'accumulation de plantes en plastique me ramène à la réalité. Je sais que, depuis la dernière fois, Babette n'aura pas bougé de son fauteuil marron devant la télé et qu'un filet de bave dégoulinera de sa mâchoire déboitée. Sa peau cireuse à peine fardée, son minois décati auront raison de mon moral et je serais presque en colère contre elle de n'être plus la même. Poupée, c'est toi ? elle me dira avant de tousser pendant cinq minutes. Tu sais qu'ils ne veulent plus me mettre mes faux cils ? Ils disent que la colle me donne des allergies, tu te rends compte ?

Cette fois-là, comme d'habitude, j'ai eu droit à ce couplet. Je sais, Bab, j'ai dit, mais tu es belle même sans faux-cils ! C'est vrai ? elle a demandé. J'ai juré craché. Comme dans le temps : en étalant la salive dans ma main puis en essuyant ma main dans ses cheveux. Tant mieux, elle a conclu, parce que je veux être belle quand je mourrai. Je sens que c'est pour bientôt.

Ça fait vingt ans qu'elle ne pense qu'à mourir Babette. C'est une chose que je ne comprends pas chez certains vieux, cette abominable nostalgie de la mort. Je prétends vivre jusqu'à mon dernier souffle.