dimanche 14 décembre 2008

Les petites gourmandises de Mémé

En ce moment, je ne fais rien. Je caresse mes chats et je pense à Dédé. J'ai décidé d'attendre qu'il me fasse signe car ce n'est pas à mon âge que je vais courir après un homme. Les heures filent assez vite en hiver, c'est l'avantage : je ne trouve pas le temps si long. Je me suis fixée comme règle de ne pas sortir de mon lit avant que le jour ne soit levé. Si une envie pressante m'y oblige, j'utilise le pot de chambre de feu mon mari, Tatave. J'étais un peu écœurée lorsqu'il s'en servait, dès notre première année de mariage. Etre réveillée par le bruit d'un jet d'urine contre l'émail du récipient n'a rien de bien folichon pour une jeune épousée. Mais aujourd'hui, en saisissant l'objet, il m'arrive d'éprouver une drôle de nostalgie et je reconnais en hochant la tête que Tatave avait un sens pratique étonnant.

Vendredi matin, pourtant, c'est le téléphone qui a interrompu un sommeil sans rêve et une nuit sans réveil. Gisèle, d'une voix serrée, m'a annoncé cette fois c'est Martin Lepeu et j'ai su que, bon gré mal gré, je devrais ce jour-là sortir de mon appartement. J'ai souri car j'aime bien les enterrements. Pas que je me réjouisse que des amis ou connaissances cessent de vivre mais à nos âges, la plupart du temps, ça ne change pas grand chose et c'est l'occasion de partager un buffet avec ceux qui restent. J'ai raccroché et le périple a commencé. Il m'a fallu passer des vêtements propres et mettre de l'eau de toilette, enfiler mon manteau étriqué, retrouver un sac à main de vieille dame honorable et sortir de l'appartement. Le tout m'a occupée deux bonnes heures et m'a épuisée. Pour une fois j'ai appelé l'ascenseur. Après des jours d'immobilité mon corps rechignait à fonctionner correctement et j'avais des vertiges.

Malheureusement, l'engin s'est arrêté au cinquième et la petite mère célibataire est montée. Pendue au bras d'un homme visuellement très agréable, elle gloussait en me saluant d'un signe de tête. Elle s'était métamorphosée depuis ma dernière lessive chez elle et portait résilles, robe fourreau et maquillage de gourgandine. Ce qui n'avait guère changé, en revanche, c'est son haleine, demeurée très alcoolisée. Elle m'a fait un clin d'œil puis a plongé sa langue dans la bouche de son compagnon. Au quatrième, le don juan de service est monté à son tour et je me suis retrouvée plaquée contre le miroir. J'ai regretté de m'être parfumée car, habituellement, personne ne monte dans l'ascenseur lorsque j'y suis. J'ai vu le visage du bellâtre se décomposer, ses yeux embrasser en quelques secondes, la tenue de la jeune femme, et la façon dont elle se collait contre son amant. Il a fallu que je me retienne de ne pas rire.

Dans la rue, mon taxi m'attendait et nous avons filé au Père Lachaise. Je suis arrivée en retard comme prévu et Martin était déjà dans le trou. Le religieux a prononcé les fadaises de circonstance et chacun a jeté une rose sur le cercueil. Gisèle a clopiné vers moi ainsi que Jules, Gaston, Marinette, et Rose et nous avons suivi la famille jusqu'au buffet. Ils allaient vite les mufles et ils avaient choisi un restaurant assez éloigné où des toasts ridicules baignaient dans la mayonnaise. J'ai chipoté sur la nourriture mais Jules m'a apportée plusieurs verres de vin que j'ai avalés jusqu'à la dernière goutte.

Quelques heures plus tard, je suis rentrée chez moi en titubant, affamée, pour me rendre compte que j'avais oublié de faire des courses. Dans le frigo il n'y avait que quelques boites pour les chats et dans la boîte à pain un quignon de pain. J'ai sorti la boîte entamée après avoir fermé la porte de la cuisine, histoire de ne pas être attaquée par les plus coriaces de mes chats, et j'ai étalé une bonne couche de Whiskas sur le pain.

Vous savez que ce n'est pas mauvais cette affaire ? C'est même si bon que j'ai fini la boîte !

dimanche 23 novembre 2008

La lenteur de Mémé

Ce que j'aime, à mon âge, c'est la lenteur. Me coiffer, saisir la brosse de mes mains déformées, lever le bras, glisser les dents de l'instrument dans ma maigre chevelure, nécessite d'interminables minutes. Pour m'extirper de mon lit, il me faudrait, parfois, l'assistance d'un ingénieur. Je réfléchis aux mouvements qui seraient le plus efficaces longtemps avant d'en esquisser un seul. Afin d'écrire sur ce blogue, je dois tirer l'ordinateur portable de sa cachette dans un vieux carton sous mon lit. L'engin est léger mais je vacille en le transportant sur la table de ma cuisine. Mes doigts agrippent le cordon électrique. Quant, épuisée je m'assieds devant la machine, mes pensées s'écoulent comme d'un corps endormi. Seuls mes doigts s'agitent sur le clavier. Il me semble que je respire à peine.

Je ne sors pas beaucoup en ce moment. Je suis allée dormir quelques fois avec Dédé mais il commence à faire trop froid. Nous avons eu une discussion qui a mal tourné parce que j'ai essayé de le convaincre de venir chez moi pour son bien, au moins la nuit. Je tiens à ma liberté, il a dit, ronchon. Je tiens à toi le vieux, j'ai répondu sur le même ton, tu vas finir par crever de froid sur tes cartons. Bah, il a ri, au moins j'aurais passé de bons moments avec ma pépée avant. J'ai tourné les talons et je suis partie. La vérité est que Dédé est vraiment libre. La seule chose qui le préoccupe c'est de trouver des choses dans la rue. Il sillonne Paris avec son chariot de supermarché et il récupère tout ce qu'il trouve valable : des appareils-photos déglingués, des machines à laver de Mathusalem, des vêtements en loque. Je l'avais accompagné une fois pendant son périple. Devant chacune de ses trouvailles je ne pouvais m'empêcher d'être sceptique mais il m'expliquait qu'il allait réparer ça, recoller les morceaux, utiliser les pièces détachées...

J'espère qu'il fera de même avec mon cœur brisé.

dimanche 9 novembre 2008

Céleste et Albert

Ma fille Céleste est venue, comme par hasard, me rendre visite le 2 novembre, accompagnée de son fiancé Albert. Je suppose qu'en choisissant de venir le lendemain de ma toilette mensuelle, elle pensait épargner l'odorat de son jules - odorat, qui à en juger par la taille de l'appendice où il s'exprime, doit être tout bonnement exceptionnel.

Malheureusement pour eux, j'avais retardé mes ablutions. Dédé, la veille, alors que nous dormions sur ses cartons, au pied du Sacré-Cœur, m'avait avoué qu'il adorait l'odeur de mes aisselles. Les compliments de Dédé font comme des feux d'artifice dans mon crâne. Il m'arrive même d'essuyer des larmes aux coins de mes yeux. Je ne voulais pas risquer de le décevoir en me lavant...

Céleste a reniflé en m'embrassant. Je lui ai dit Tiens, tu as encore planté un truc dans tes sourcils ? Elle a haussé les épaules. Albert, à distance, m'a tendu une main molle. J'ai vu que, par-dessus ma tête il lançait un regard colérique à ma fille. Ne croyez-vous pas jeune-homme, qu'en ôtant un ou deux clous de votre tarin, il ressortirait moins ? Je n'ai pas compris le sens de ses bredouillements parce que Céleste a quasiment crié Maman ! La pauvre petite semblait outrée. Elle devrait pourtant avoir l'habitude que je les taquine sur leurs perçages. Je ne m'en abstiens quasiment jamais.

Ils avaient amené des gâteaux à la crème, mes préférés et ça m'a presque mise de bonne humeur. Puis Céleste a décidé d'animer la conversation ; elle avait sans doute trouvé l'idée dans un magazine chez le dentiste : Tu sais , Maman, qu'à ton âge on peut encore rencontrer l'amour ? Ah bon, j'ai répondu, tu m'en diras tant ! Je te parle sérieusement Maman, elle a repris - ma fille n'a guère d'humour-, si tu veux je t'accompagnerai à une de ces soirées... A Paris il y en a plein. Ah bon, j'ai répondu, ce n'est peut-être pas une mauvaise idée. Tu serais peut-être mieux avec un vieux marrant qu'avec Albert.

Albert qui s'adonnait à la contemplation de ses ongles a levé la tête, stupéfait. Céleste s'est levée et froidement m'a annoncé Nous allons nous marier Maman, nous étions venus pour te l'annoncer. Par-dessus la table elle a tendu la main à son fiancé. Que ces jeunes gens sont ridicules, j'ai pensé. Bien, bien, j'ai dit, tu viens de le faire. Je cherchais quelque chose d'agréable à dire. Je suis tout de même une personne civilisée ayant reçu une bonne éducation. Mais tout ce que j'ai trouvé c'est Ça me fait plaisir, ma fille, de voir que tu es capable de faire une bêtise. Tu as toujours été tellement réfléchie.

Elle n'a même pas claqué la porte en sortant. Quand on dit que les chiens ne font pas des chats, je pense toujours à elle et moi...

samedi 1 novembre 2008

Babette dans sa maison de retraite

Pour ne pas être tentée de penser à Dédé je suis allée rendre visite à mon amie Babette. Sa maison de retraite sied à trois rues de chez moi, pourtant je n'y vais pas souvent car je déteste l'odeur de vieux aux brocolis qui règne là-bas. Babette ce n'est pas mieux. Quand je décide d'aller lui rendre visite c'est toujours avec une pensée pour la fille aux bas rouges qui avait ri au nez de Sartre dans un cabaret, à Saint-Germain-Des-Prés.

A l'époque - elle avait trente-huit ans, moi dix-huit - je crevais d'admiration pour elle et j'étais toujours pendue à ses basques. Poupée, elle me disait, et si tu allais nous chercher un autre verre de champagne ? Je me ruais vers le bar, je payais et je rapportais. Alors elle clignait l'une de ses paupières plombée de faux cils et elle demandait Dis, tu ne le trouve pas charmant ce type en costume rayé, au bar ? Je chaloupais vers le type, je lui parlais et je le ramenais. Poupée, si tu allais voir ailleurs maintenant ? elle me disait de sa voix rauque de prédatrice. Je haussais les épaules et j'allais danser pour passer le temps. A l'aube, je la portais jusqu'à son lit dans la chambre de bonne où elle vivait chichement. J'ôtais ses escarpins, sa robe Chanel, toujours la même, et je passais un coton humide sur ses paupières pour décoller les faux-cils. Elle oubliait souvent de me remercier mais je l'aimais alors ça n'avait pas d'importance...

Au milieu du hall de l'établissement huppé où elle se repose, l'accumulation de plantes en plastique me ramène à la réalité. Je sais que, depuis la dernière fois, Babette n'aura pas bougé de son fauteuil marron devant la télé et qu'un filet de bave dégoulinera de sa mâchoire déboitée. Sa peau cireuse à peine fardée, son minois décati auront raison de mon moral et je serais presque en colère contre elle de n'être plus la même. Poupée, c'est toi ? elle me dira avant de tousser pendant cinq minutes. Tu sais qu'ils ne veulent plus me mettre mes faux cils ? Ils disent que la colle me donne des allergies, tu te rends compte ?

Cette fois-là, comme d'habitude, j'ai eu droit à ce couplet. Je sais, Bab, j'ai dit, mais tu es belle même sans faux-cils ! C'est vrai ? elle a demandé. J'ai juré craché. Comme dans le temps : en étalant la salive dans ma main puis en essuyant ma main dans ses cheveux. Tant mieux, elle a conclu, parce que je veux être belle quand je mourrai. Je sens que c'est pour bientôt.

Ça fait vingt ans qu'elle ne pense qu'à mourir Babette. C'est une chose que je ne comprends pas chez certains vieux, cette abominable nostalgie de la mort. Je prétends vivre jusqu'à mon dernier souffle.

dimanche 26 octobre 2008

La fête de Mémé et Dédé

De costume, Dédé n'avait pas, bien sûr. Aussi suis-je rentrée dans la chambre de feu mon mari pour tenter de lui dénicher une tenue correcte. Le problème est que si Tatave, dont je suis la veuve, avait la carrure d'un joueur de golf, Dédé a plutôt celle d'un boxeur en fin de carrière. Et je ne parle pas de sa bedaine qui passerait sans peine pour celle d'une parturiente avant la perte des eaux.

Je commençais à désespérer lorsque j'ai aperçu la chemise de nuit de Tatave : blanche, ornée de boutons en écaille, décorée de motifs géométriques, elle serait parfaite accompagnée d'une cravate. J'ai aussitôt poussé Dédé dans la baignoire pendant que je cherchais le reste. Mais aucun pantalon de Tatave n'arrivait à la moitié du tour de taille de celui, maculé et nauséabond, que Dédé avait laissé devant la porte de la salle de bains. Il n'y a qu'une solution, me suis-je dit et je suis descendue sonner à la porte du cinquième droit. La mère célibataire m'a ouvert la porte si vite que je reste persuadée qu'elle attendait derrière. Mon amour, a-t-elle crié avant de réaliser que c'était moi, tu as changé d'avis pour les lasagnes ? Vous avez un sèche-linge je crois ? j'ai répondu.

La pauvre petite en a presque pleuré de déception. C'est que j'attends quelqu'un, elle a bredouillé. Il ne viendra pas nigaude, j'ai répondu, alors lavez-moi ce pantalon, voulez-vous ? C'est pressé ! Elle a saisi les vieilles nippes de Dédé à pleines mains et elle a enfoui son visage dedans, apparemment inconsciente de l'odeur qui s'en dégageait. Je ne comprends pas , elle a reniflé, hier il m'a juré...

Je lui ai repris le pantalon de Dédé et je suis allée dans la salle de bain. Au dessus de sa baignoire, une sirène replète émergeait d'un coquillage couleur tripe. Une étoile de mer dissimulait les aréoles de sa poitrine difforme. Déjà, il faudrait changer la déco, j'ai dit pour passer le temps, à mon avis il en serait malade. Vous croyez ? elle a demandé, blême. Et puis oubliez les leçons de votre arrière grand-mère, on ne retient pas un homme comme lui avec des lasagnes, vous avez un gosse, c'est bien suffisant comme handicap ! Vous croyez ? elle a répété. Enervée je me suis tue. J'ai introduit le pantalon dans la machine et j'ai tourné les boutons au hasard après avoir vidé le bidon de lessive dans le bac dévolu à cet effet. Machinalement, elle a rectifié la programmation puis elle m'a suivie dans le salon où elle a bu au goulot une gorgée de porto. Je n'ai pas refusé la bouteille qu'elle me tendait. Racontez-moi tout, j'ai grogné pour être polie. Ce qu'elle s'est empressée de faire. J'ai cru que j'allais y passer la soirée !

Évidemment le don juan du quatrième avait obtenu de copuler juste après le départ de son fils chez ses parents. L'animal avait une stratégie bien rodée et des promesses de vendeur d'encyclopédies. Juste après avoir fait sa petite affaire, il s'était rhabillé et il avait détalé sans demander son reste. Battez lui froid, j'ai conseillé, ne lui tenez plus la porte de l'ascenseur, portez des résilles, invitez des hommes chez vous... Et surtout, changez la déco, ai-je dit en allant retirer le pantalon de Dédé, propre et sec, de sa machine. Saoule, sur son canapé rose elle a bégayé Vous croyez ? une dernière fois. J'ai refermé doucement la porte de son appartement en partant.

Chez moi, Dédé s'était endormi dans mon peignoir de mémé, affalé sur mon lit. Je l'ai secoué J'ai trouvé de quoi te saper, je lui ai dit. Allez, lève-toi, Dédé ! Mais il m'a attrapée par la main et il a murmuré Et si on jeunait ce soir ?

Alors, de mes jambes délicatement striées de bleu, de mes genoux gourds, de mes cuisses décharnées, de mes fesses flagadas, de mon ventre évidé comme un sac de marchandise, pendant au-dessus de mon sexe quasi chauve, de mes seins modestes, de mes épaules voutées, de mon visage flétri comme un vieux fruit, Dédé a fait un brasier. Un vrai feu de joie. Mille fois j'ai cru que mon cœur allait s'arrêter, ou que le vieux allait se dégonfler. Il passait sa langue dans les trous laissés par mes dents manquantes et cela me rendait folle. Mes pensées ne se fixaient sur rien mais, survenaient d'étranges réminiscences du devoir conjugal avec Octave, ses gestes précautionneux, sa moue écœurée, son haleine de malade. Avec lui, je me sentais comme une chose obscure et molle, un grotesque édredon de chair. Dans les bras de Dédé, au contraire, il m'a semblé posséder une beauté que je ne connaissais pas, une ardeur toute neuve.

Plus tard dans la nuit, tandis que je nous préparait une petite collation, il a enfilé son pantalon propre et ses hardes habituelles, raidies par la crasse. Tu ne vas pas partir maintenant, il fait nuit, j'ai dit bêtement. Si, il y a le marché demain. On ne sait pas ce que je pourrais récupérer. Il faut que je me tienne prêt. J'ai pensé à la voisine du cinquième droite et je n'ai rien ajouté. Dédé m'a embrassée sur le front ; il m'a pincée la joue et il a ajouté : Tu sais que t'es une sacrée coquine toi ? Allez, t'inquiète, je reviendrai !

A mon âge, endurer ça...

dimanche 19 octobre 2008

Mémé est une pépée

Nous avons frôlé l'incident diplomatique aujourd'hui. Mon fils Barnabé a débarqué quasiment sans prévenir. Beau à tomber dans un costume trois pièces comme en portait feu son père, il a passé son temps à se frotter le nez pour éviter de le pincer. Il a des égards pour sa vieille mère, je me disais, comme c'est touchant...

Moi, désireuse de voir comment il allait se tirer d'affaire, je le caressais sans cesse, serrant son visage dans mon giron à l'étouffer, et je lui disais Que tu sens bon ! Tu te parfumes donc ? Il me semblait ouïr la voix, dans sa tête qui murmurait Et toi Maman ? Ça ne te dirait pas de t'asperger d'eau de Cologne comme toute vieille dame respectable ? Mais les seuls mots qu'il parvenait à articuler c'est Pourquoi tu ricanes Maman, j'ai dit quelque chose de drôle ?

Il est adorable, n'est-ce pas ?

A peine arrivé il a voulu sortir, histoire, j'imagine, de pouvoir respirer l'air pollué de la ville plutôt que celui, vicié, de ma petite ménagerie. J'ai tenu bon une poignée d'heures, le gavant de petits fours secs que je gardais depuis six mois pour sa visite et de thé vert au goût de Mr Propre. Régulièrement un chat tentait de sauter sur ses genoux et il le repoussait en me jetant des coups d'oeil angoissées. Je lui renvoyais de grands sourires et je m'exclamais peinée Tu ne veux donc pas de câlin de Coco, mais comment ça se fait, un chat si gentil ? Et je prenais l'animal sur moi.

Ce n'est pas que je sois sadique avec la chair de ma chair mais je n'avais pas envie de sortir, malgré le ciel d'un bleu étourdissant. Finalement, au moment où j'allais céder - le pauvre bichon, était de plus en plus pâle - la sonnette a retenti et nous avons sursauté de concert. Je l'ai envoyé ouvrir et j'ai bientôt entendu des cris : Non, vous n'entrerez pas, gueulait mon fils d'une voix de stentor ; Laissez-moi passer, braillait en retour Dédé, je connais très bien Mémé, c'est ma pépée !

Il a fallu que je les sépare ce qui n'a pas été aisé. Dédé tentait de mordre Barnabé et il a réussi à baver sur la manche satinée de sa chemise de luxe. Barnabé de son côté assénait de vigoureux coups de poings dans les pectoraux mollassons de Dédé. Heureusement qu'il a une bonne couche de gras, ça peut servir dans des cas comme celui là. Finalement j'ai crié, essouflée, à Barnabé : Ce n'est pas du tout ce que tu crois !
Mais Dédé ne m'a pas laissé le temps de lui expliquer, il a dit J'ai besoin d'un coup de main, j'ai une machine à laver à descendre à la cave. D'un air provocateur, il a toisé mon fils qui massait ses doigts endoloris et celui-ci l'a suivi dans les escaliers en haussant les épaules.

Cinq minutes plus tard, leurs ahanements laborieux retentissaient dans l'allée sur fond de crissement de l'engin. Mais c'est pour quoi faire cette vieille machine déglinguée ? demandait Barnabé lorsqu'ils s'arrêtaient pour reprendre leur souffle. T'occupe pas, fiston, ce sont mes affaires, grognait Dédé. Ne m'appelez pas fiston, rétorquait Barnabé, furieux.

Avant de descendre aider Dédé, mon fils m'avait lancé J'exige des explications et j'ai eu beau chercher je n'avais aucune idée de ce que j'allais pouvoir lui raconter sans heurter son sens aïgu de la décence maternelle. Mais comme Dédé est resté jusqu'après son départ, nous n'avons pas pu parler. Ce qui faisait bien mon affaire.

A vingt heures Barnabé m'a enfin embrassée sur le pas de la porte. Je n'ai pu m'empêcher de soupirer de soulagement. Dédé, dans le salon, ronflait, le visage rubicond, le ventre couvert de chats. Si tu pouvais me donner un billet en plus pour lui, j'ai demandé à Barnabé en abaissant les coins de mes yeux. Il a fouillé dans ses poches. Achète-toi des steacks au moins Maman. J'ai promis.

Ce soir,
j'ai dit au vieux en le réveillant, on fait la fête. Va mettre un costume !

mardi 14 octobre 2008

Aimer Mémé

Mon père m'aimait pour mon visage de poupée, ma mère parce que je faisais la même pointure qu'elle - elle pouvait m'emprunter mes souliers. Mon frère aimait quand j'amenais des amies pour le goûter. Ma sœur me laissait l'embrasser quand je lui prêtais mes deux poupées préférées : un jour, je leur ai brisé les bras, elle a cessé de me câliner. Le vieux Léautaud m'aimait parce que j'étais plus aimable que sa maîtresse - ce qui n'était guère difficile - et plus jeune. Les vieux, en général, me pinçaient les joues et les fesses que j'avais rondes et percées d'une fossette, à droite, en haut comme en bas, joue et fesse - mais pour la fesse, ils ne le savaient pas. Le dimanche, je jouais de la harpe pour les amies de Maman et je courrais après les balles de tennis de Papa. A l'école j'étais populaire parce que pour quelques sous je rédigeais les compositions de français, de chimie et de mathématiques. Je remportais un franc succès aux compétitions sportives de fin d'année et l'on se disputait mon amitié. Pour mon premier amant j'ai fait des entrechats, pour le deuxième des entourloupes et pour feu mon mari des cochonneries à gogo.

Je pourrais être fatiguée mais je suis en pleine forme, au contraire. La digestion ça va et le transit également. Je supporte toujours aussi bien l'alcool. Ma rhinite chronique me sert à ignorer les odeurs d'urine de chats ce qui est très pratique dans mon cas. Je feins d'être sourde et j'y crois si bien que les attaques et les médisances de mes contemporains glissent sur moi comme sur une peau de banane. Je n'ai peur de rien, j'avance le dos courbé sans prêter le flanc à la critique. Le soir, Loulou suce mes quelques cheveux en ronronnant, Coco, se couche sur mes pieds, Pierrot vrombit sur mes cuisses, Ysengrin me réchauffe les épaules, Lisette miaule doucement et les autres, allongés tout autour me regardent en plissant les yeux. N'est-ce pas le bonheur ?

jeudi 2 octobre 2008

Le bain de Mémé

Le premier du mois, je prends un bain. Je me laverais bien plus souvent mais c'est toute une histoire d'escalader le rebord de la baignoire, de tenter de ne pas glisser, de m'asseoir, de me relever. Puis, je ne raffole pas de l'odeur fleurie du savon et du shampooing que ma fille m'offre à chaque fois qu'elle vient.
Tu crois que les chats en mangent
? je lui demande à chaque fois. Elle se contente de hausser les épaules et refuse de me suivre dans la salle de bain pour contempler, dans le placard, les piles de savonnettes et la forêt de shampooing.
Chaque fois que j'en achète pour moi, j'en achète pour toi,
qu'elle précise, parfois, excédée.
Je siffle : C'est à cause d'Albert c'est ça ? Il n'aime pas ton odeur ? Ca ne m'étonne pas, c'est une chochotte ce type ! Ton père, lui il adorait renifler mes aisselles.
Maman
! crie Céleste.

Cette fois je me suis presque endormie dans mon bain. Quand Barnabé m'a téléphoné, dans la soirée, je le lui ai raconté, j'aurais pas dû. Il a pris une voix doucereuse pour me dire : Et si on reparlait de cette maison de retraite, celle que j'ai visité le mois dernier et qui te plairait ?
Pas question !
j'ai répondu.
Mais un jour tu vas oublier d'éteindre le gaz, te noyer dans ta baignoire, à ton âge, il ne faut pas rester seule.
Toujours les mêmes arguments. Il feint d'oublier qu'il m'a offert lui-même, à Noël, une super cuisinière avec des feux à j'sais-plus-quoi-sion qui s'arrêtent tout seuls si on ne pose pas une casserole dessus.
Ils ne prennent pas les chats
, d'abord. Trouve-moi une maison de retraite qui accepte les chats et j'irais. Barnabé a grogné dans le téléphone et j'ai éloigné le combiné afin de caresser le museau de Moustache qui passait à côté de moi.
Un seul chat
, ai-je entendu quand je l'ai rapproché de mon oreille.
Oui, bon, et ton mariage, ça se prépare ? j'ai enchainé.
Il a ri : Au fait, je ne suis plus avec Linda. J'ai rencontré quelqu'un.

A la fin de la conversation, je me suis mise à pleurnicher : T'aurais pas un billet à m'envoyer des fois ? Les chats ont bientôt plus rien à manger. A ce moment là, Loulou, en se frottant contre une pile de boîtes de pâtée, juste à côté de moi en a fait tomber quelques unes, je me suis sentie un peu bête. Il y a eu un silence gêné au bout du fil. Mais Barnabé a répondu : D'accord M'man mais tu t'achètes aussi un bon steack, d'accord ?
D'accord
mon fils préféré, promis ! j'ai dit, alors que je préfère nettement le poisson.

mercredi 24 septembre 2008

Le complot des voisins

Aujourd'hui je n'ai pas bougé de mon appartement.
Deux chats sur les jambes, un sur le ventre, un autre autour du cou et le reste à se disputer mes caresses, je n'ai pas vu le temps passer. Il faut dire que je découvre les joies d'internet et que je me régale. Ce que je préfère : laisser des commentaires moqueurs chez les propriétaires de chiens. Oui, je sais, ce n'est pas bien mais il faut bien que vieillesse se passe et j'ai toujours trouvé les chiens stupides.
Ce n'est pas à mon âge que je vais changer d'avis.

Je somnolais paisiblement, vers sept heures du soir, lorsqu'un curieux remue-ménage s'est fait entendre dans l'immeuble, d'habitude, d'un ennui mortel. Des portes s'ouvraient, se refermaient. J'entendais des remerciements, le ton montait, la conversation devenait passionnée, se terminait par une effusion de résolutions.
A moitié sourde hélas, je ne suis parvenue à comprendre que quelques détails ; ils m'ont, néanmoins, permis de deviner à moitié ce qui se passait :

-"Nuisance olfactive, a clamé, pédante, l'étudiante en droit du troisième.
- Malpolie en plus, a pleurniché la veuve au caniche du cinquième gauche.
- Il y en a combien ? a susurré le don juan du quatrième.
- Oh, à mon avis une bonne cinquantaine ! a répondu la mère célibataire du cinquième droit, qui en pince pour lui."

Elle est trop empressée. Quelle idiote ! Si elle lui avait répondu Vous exagérez, Nestor, il y en a deux, à peine, il serait tombé à genoux devant elle. Enfin, façon de parler car à mon avis, il a déjà de l'arthrose dans les genoux.

Bref, j'ai compris que l'on parlait de moi et de mes mistigris. Je commençais à avoir des courbatures, l'oreille vissée contre la porte aussi ai-je ouvert. J'ai descendu un étage et je me suis assise sur les marches pour écouter la suite de la conversation.

"Le syndic m'a dit que si tout l'immeuble signait la pétition, alors peut-être qu'ils pourraient faire quelque chose.
- Au moins l'obliger à faire le ménage.
- Si elle est trop âgée pour se débrouiller, il faut la mettre en maison de retraite. Vous en avez parlé à ses enfants ?
- Oui, sa fille est d'accord mais elle dit qu'elle ne veut pas forcer sa mère.
- Il y a des cas pourtant où l'on a pas le choix. Vous imaginez, si elle oubliait d'éteindre le gaz ?"

C'était un feu d'artifice de fadaises malveillantes. Je me suis levée et j'ai descendu un étage supplémentaire. Je suis arrivée au milieu de mes voisins les plus proches. Ils se sont tus immédiatement et j'ai bêlé en branlant du chef :

"Dites vous pourriez pas arrêter vos nuisances sonores, s'il vous plait messieurs dames ? Parce que mes chats ils arrivent pas à dormir."

Alors que chacun s'en retournait, tête basse, dans son appartement, j'ai alpagué la veuve au caniche :

"Vous n'auriez pas dix euros Madame, je n'ai pas mangé aujourd'hui ?"

Les autres, par solidarité avec elle m'ont chacun donné un billet.

Demain, je fais livrer les boîtes de pâtées pour chat !

lundi 22 septembre 2008

La nuit avec Dédé

De son chariot de supermarché, il a extrait :
- un couffin de bébé
- une vieille machine à coudre à l'aiguille cassée
- une planche à repasser avec des tâches de brûlé
- un pull taille 40 qui sera parfait comme cadeau de Noël pour ma fille
- des chaussettes sales
- une petite cuillère
- et des sacs de plastique, des tessons de bouteilles, des canettes vides, une clef, des cents au métal noirci.

J'ai saisi le couffin qui sera parfait pour Coco, le pull, les chaussettes sales (ça peut toujours servir). J'ai dû argumenter pour jeter ce qui me semblait dangereux, y compris la petite cuillère qui avait sans doute servi à liquéfier quelque drogue. Dédé n'aime pas se séparer des choses qu'il a trouvées. Mine de rien, je lui ai glissé un billet propre et quelques euros. Ça lui a coupé la chique. Ah ! a-t-il soufflé d'une lippe nostalgique, les euros ça fait des heureux ! Il a recouvert ses trouvailles de morceaux de carton et nous nous sommes assis avec force simagrées, appuyé l'un contre l'autre tel deux soldats revenant du champ de bataille. Nos fesses ont heurté brutalement le bitume et j'ai râpé le mur avec ma bosse. C'est dur de vieillir, j'ai dit, bon sang ! Oh que oui, il a répondu, essoufflé.

Alors nous avons exécuté notre rituel, minutieusement : évocation, tremblements, colère. Un homme avec un petit chien, du genre caniche minuscule avec les poils raides et une trogne aplatie, a cru assister à une querelle d'ivrognes. Il a passé son chemin sans demander son reste, son animal frustré sous le bras. Il avait à peine disparu dans la rue Lamarck que Dédé s'est mis à sangloter. Je lui ai collé la bouteille de rouge entre les lèvres et je l'ai accompagné de mes gémissements et de mes larmes. C'est toujours de cette façon que les choses se terminent entre nous. Finalement, nous nous sommes endormis affalés l'un contre l'autre, soulagés, requinqués par l'évocation de feux nos époux. La bouteille vide a valdingué sur les pavés.

A l'aube, nous dormions. C'est l'arroseuse qui nous a réveillés.

dimanche 21 septembre 2008

Les trésors de Dédé

Je vais aller me coucher. Comme mes chats, lorsque le sommeil ne vient pas, aux heures où la bienséance le voudrait, je vis la nuit. Il ne me reste sans doute pas plus de vingt ou trente ans à vivre, rien ne sert de languir dans mon lit alors que je suis encore en pleine forme. J'ai donc chaussé mes bottes de pluie - on ne sait jamais - caché ma chemise de nuit sous le vieux manteau que j'ai dû récupérer dans la poubelle au moins trois fois après des visites de Céleste, et je suis sortie. Les rues étaient vides, calmes, quel quartier ennuyeux ai-je maugréé ! J'ai dû héler trois taxis avant que le quatrième n'accepte de me prendre en charge. Avant il avait fallu que je lui montre les deux billets de vingt euros que je serrais dans ma paume. Malgré mon allure, le chauffeur ne s'attendait pas à l'odeur et il a ouvert les fenêtres en grand dès que j'ai eu refermé la porte derrière moi. J'ai protesté, invoqué mon grand âge, il n'a rien voulu savoir et nous sommes allés jusqu'à Montmartre les cheveux au vent. L'idée que le peu qu'il me reste de chevelure s'envole définitivement m'a fait sourire un instant. A l'arrivée je lui ai fait comprendre que mes billets étaient sans doute eux aussi imprégnés de l'urine de chat qui avait imbibé mon pardessus. Il a donc démarré sur les chapeaux de roues sans se faire payer.

Dédé, comme prévu, dormait sous un tas de cartons au pied du Sacré-Cœur. Je me suis assise à côté de lui et j'ai soufflé sur mes mains pour les réchauffer. Je n'ai jamais compris pourquoi il s'obstinait à venir ici alors que les courants d'air rendaient l'endroit invivable. Lorsque j'ai tenté de desserrer ses doigts de la bouteille de rouge, il s'est réveillé. Sans surprise il s'est assis à mes côtés et il m'a tendu la boisson. Ouch, ça réchauffe, j'ai dit en guise de remerciement. Puis j'ai aidé Dédé à déballer ses trouvailles de la journée. Il avait plusieurs choses pour moi.

samedi 20 septembre 2008

La visite de Céleste

Ce matin, j'allais enfin m'installer devant l'ordinateur que Dédé m'a apporté lorsque Céleste est arrivée. J'ai dû planquer le matériel sous mon lit et, à cause de mes rhumatismes, cela a pris un certain temps. Comme d'habitude, le visage perclus de trous, avec une espèce d'os miniature sous le nez et une dent de requin qui lui traverse le sourcil droit, Céleste affichait un sourire crispé. Pourquoi as-tu mis si longtemps à ouvrir, a-t-elle demandé, je commençais à m'inquiéter ! Si au moins tu me donnais un trousseau de clefs ce serait plus pratique. J'ai feint de ressentir une douleur fulgurante dans le dos et elle n'a pas insisté. Bousculant Rossinante, Loulou et Renart, elle est allée remplir le frigo. Evidemment, elle n'avait rien pris pour les chats. Reniflant, elle a dit : Il n'y en a pas un de plus ? J'ai posé mon tricot poussiéreux sur les genoux, et, très lentement, j'ai enroulé le fil qui dépassait sur la pelote : Tu crois que j'aurais le temps de terminer le pyjama avant la naissance du bébé ? Quelques secondes durant, elle a eu l'air stupéfait. Puis, elle a gémi : Tu ne vas pas recommencer avec ça, tu sais bien qu'Albert ne veut pas d'enfant ! Oh, j'ai répondu, tu es toujours avec lui ? Je ne sais pas comment tu fais ! Elle a soufflé un baiser formel dans ma direction et elle est partie en refermant la porte un peu fort. A travers mes rideaux en dentelle, je l'ai regardée rejoindre son fiancé sur son scooter.